
Parmi les documents conservés aux Archives départementales du Doubs, une pièce cotée AD25 1B49 11 attire particulièrement notre attention. Ce document illustre la position singulière de Jeanne, dont les possessions et les alliances s'étendent à la fois sur des territoires francophones de la Comté de Bourgogne et sur des régions germanophones de la Haute-Alsace.
D'autres pièces relatives à Jeanne figurent également dans la série 1B. Deux d’entre elles seront examinées dans la partie 3, afin de proposer des pistes d’interprétation pour le document principal présenté ici.
Dans un champ treillisé, la comtesse, couronnée, vêtue d’une robe longue et d’un manteau, monte en amazone un destrier au pas vers la dextre.
De sa main dextre, elle porte un oiseau de proie ; de sa main senestre, elle tient les rênes.
Sous le cheval, un chien courant à dextre.
Dans le champ, à dextre, un écu à l’aigle impérial ; à senestre, un écu aux armes bandées de Montbéliard.
Cette charte référencée AD25 1B49 / 11, est mise en ligne sur le site Sigilla par l'institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT-CNRS).
Son texte est court. Voici sa transcription :
Nos Jehanne de Montbeliart contesse de Katzenellembogein faiçons savoir à touz que nos façons et estaublissons mons. Jehan de Pour= //
rentru notre chevalier pourtour de ces lettres notre procurour et commandement especial pour faire la fealtei en nom de nos et pour nos à noble dame alte //
et puissent ma dame Jehanne de Bourgogne contesse de Boloigne et d’Auvergne, bail des contées d’Artois et de Bourgogne et de la seignorie de Salins, //
dou fyé que nos tenons de la dite contée de Bourgogne. Et tout ce que par lou dit notre chevalier sarai dit, fait ou procurié en cest fait, nos promattons par //
notre sairement havoir fait et estaublé à touz jours et tenir, senz aller encontre, en tesmoingnage de la quel chose nos avons mis notre seal en ces //
presentes lettres, donné en notre chestel de Belfort lou treiz jour dou mois de join l’an mil ccc quarente nuef.
Adaptation en français moderne :
Nous Jeanne de Montbéliard, comtesse de Katzenelnbogen, faisons savoir à tous que nous faisons et établissons messire Jean de Porrentruy, notre chevalier, porteur de ces lettres, comme notre procureur et mandataire plénipotentiaire pour faire hommage en notre nom à noble, haute et puissante dame madame Jeanne de Bourgogne, comtesse de Boulogne et d’Auvergne, régente des comtés d’Artois et de Bourgogne et de la seigneurie de Salins, du fief que nous tenons de la comté de Bourgogne. Et tout ce qui, par notre-dit chevalier, sera dit, fait ou porté en procuration en ce fait, nous promettons par notre serment l'avoir fait et établi pour toujours, et le tenir sans aller à l’encontre. En témoignage de quoi nous avons mis notre sceau en ces présentes lettres, données en notre château de Belfort le treize juin mil trois cent quarante neuf.
En 1349, Jeanne de Montbéliard est au soir de sa vie ; la date exacte de son décès n'est pas certaine, mais l'année 1349 est celle qui est la plus communément admise.
Deux fois veuve, d'Ulrich III de Ferrette en 1324, puis de Rudolf Hesso de Bade en 1335, elle est alors l'épouse de Guillaume de Katzenelnbogen.
Remarquons qu'elle a passé l'acte au chestel de Belfort, ce qui peut signifier qu'elle y demeure, ou au moins que c'est alors la résidence de son administration.
Le second personnage cité est un certain chevalier Jean de Porrentruy.
Il est bien difficile de préciser l'identité de cette personne qui bénéficie manifestement de la confiance de la comtesse.
En 1870, un historien local, Auguste Quiquerez (1801-1882 1), a relevé un certain nombre d'individus qu'il a cherché à regrouper dans une ou des familles "nobles du nom de Porrentruy". Parmi ceux-ci, aux XIIIe ou XIVe siècle, on trouve évidemment plusieurs "Jean".
Nous allons insister d'avantage sur la troisième personne impliquée : Jeanne de Bourgogne, comtesse d’Auvergne et de Boulogne.
Commençons, comme à notre habitude, par un arbre généalogique simplifié (Jeanne de Bourgogne y est appelée Jeanne d'Auvergne, d'après son ascendance paternelle) :

Jeanne est héritière de la Maison comtale d'Auvergne. Cette ancienne famille avait pour apanage un territoire autour de Vic-le-Comte dans le Puy-de-Dôme. Depuis quelques générations (en 1258), cette Maison portait également le titre de comte de Boulogne (Boulogne-sur-Mer).
Jeanne fait deux mariages prestigieux :
- Le premier avec Philippe de Bourgogne, dit "Monsieur".
Eudes IV, le père de Philippe, est héritier de la maison capétienne des ducs de Bourgogne, descendants de Robert I (1011-1076), fils de Robert le Pieux et petit-fils d'Hugues Capet.
Sa mère est Jeanne de France, fille du roi capétien Philippe V "le Long".
La mère de celle-ci est Jeanne, comtesse de Bourgogne.Le comté de Bourgogne, lointain successeur du royaume de Bourgogne, a été, sous la suzeraineté de l'empereur d'Allemagne, détenu avant 1330 par les Maisons suivantes :De plus, Jeanne de Bourgogne était, de par sa mère Mahaut d'Artois, comtesse d'Artois.
- la Maison d'Ivrée (Ivrea, ville du Piémont en Italie), de 982 à 1184,
- celle de Hohenstaufen, par mariage, de 1184 à 1231,
- celle d'Andechs (Bavière), ducs de Méranie, par mariage, de 1231 à 1279 (Alix/Adélaïde de Méranie en est la dernière représentante),
- à nouveau celle d'Ivrée, par la branche cadette de Chalon, et par mariage, de 1279 à 1330. Jeanne de Bourgogne ci-dessus en était la seule descendante et héritière.
Ainsi, Philippe "Monsieur" était potentiellement duc (par héritage paternel), et comte de Bourgogne ainsi que comte d'Artois (par héritage maternel).
Son père Eudes IV est le premier à gérer à la fois le duché et le comté de Bourgogne.
Philippe "Monsieur" mourut avant son père, c'est donc à son fils Philippe "de Rouvres" que revint ce considérable héritage. - Le second mari de Jeanne d'Auvergne fut Jean II "le Bon", roi de France, second de la dynastie de Valois, qui l'a épousée en secondes noces ; notons également que la mère de Jean II était la sœur d'Eudes IV. Le couple n'eut pas d'enfants survivants.
Avant 1349, Jeanne d'Auvergne est donc comtesse d'Auvergne et de Boulogne, par héritage paternel.
Le 13 avril 1349, Eudes IV meurt, deux ans après son épouse (décédée en 1347) et trois ans après leur fils, Philippe Monsieur (mort en 1346). Son petit-fils, Philippe de Rouvres, âgé de trois ans, hérite alors, entre autres, du duché et du comté de Bourgogne. Sa mère, Jeanne d’Auvergne, assure la régence (ou bail) de ses États.
Le document que nous étudions est donc une de "reprise de fief" (3), provoquée ici par le changement de titulaire du comté de Bourgogne.
Le jeune Philippe de Rouvres ne profita guère de cet apanage exceptionnel. Il mourut à 15 ans, sans héritier. Le duché de Bourgogne retourna au domaine royal, tandis que les comtés de Bourgogne et d'Artois passèrent à Marguerite, sœur de Jeanne de France, puis à son fils le comte de Flandre. Un second épisode de réunion du comté et du duché de Bourgogne se produira avec Philippe II le Hardi, qui épousa Marguerite III, petite-fille et héritière de ladite Marguerite, comtesse de Bourgogne et d'Artois.
Quant au comté d'Auvergne, il reviendra à un frère de Guillaume XII d'Auvergne.
Revenons sur cette phrase centrale de l'acte, qui va nous permettre de lier cet article à la région de Belfort :

(la fealtei ...) dou fyé que nos tenons de la dite contée de Bourg(ogne).
Quel est donc ce fief pour lequel Jeanne de Montbéliard rend hommage à son suzerain le comte de Bourgogne, ou à sa régente ?
Poursuivant notre recherche dans l'inventaire de la série 1B des AD25, nous avons rencontré quelques actes citant Jeanne de Montbéliard (4). En particulier ces deux ci, dont nous recopions la notice (ils ne sont pas en ligne) :
- 1B72 - 1331 : "Quittance de 3000 livres de petits tournois, moitié de la rançon de feu Hugues de Bourgogne, [quittance] donnée au duc Eudes IV par Raoul de Hesse marquis de Bade [Rudolf Hesso margrave de Bade], et Jeanne de Montbéliard, sa femme, (3 actes successifs)".
- 1B523 - 1346 : "Rougemont-le-Haut : Jeanne de Montbéliard, comtesse de Katzenellebogheim, reprend d’Eudes IV le château de Rougemont-le-Haut, diocèse de
Bâle".
Les pièces du 1B72, étudiés par Mme Le Strat-Lelong (5), sont liées à un conflit seigneurial dont voici le résumé :
Othenin, frère handicapé de Jeanne de Montbéliard, est, depuis le décès de leur père Renaud de Chalon en 1321 sous la tutelle d'Hugues de Chalon-Bourgogne, frère de ce dernier (cf. arbre). En 1331, après qu’il fut définitivement établi qu'Othenin serait incapable de gouverner, le partage de ses biens est réalisé. Toutefois, Jeanne de Montbéliard et son nouveau mari Rudolf Hesso de Bade le contestent et prennent aussitôt Hugues de Chalon en otage, l'enfermant dans le château de "Rougemont-le-Haut, diocèse de Bâle", c'est à dire Rougemont-le-Château.
Face à eux se tient le duc de Bourgogne Eudes IV, dont l'épouse Jeanne de France était la petite-nièce et héritière du même Hugues de Chalon.
Pour obtenir la libération de ce dernier, Eudes IV dut promettre une forte rançon. Elle ne fut pas entièrement versée, à cause du décès d'Hugues de Chalon, quelques mois plus tard.
Reprenons à ce stade la note que nous avions rédigée dans l'article L'héritage de Jeanne :
"Nous [Jeanne de Montbéliard] donnons également, en toute légitimité, à nos héritiers susmentionnés la seigneurie de Rougemont et la ville, ainsi que tous les biens qui y sont rattachés, et qui nous sont échus. Après notre mort, ces biens reviendront entièrement et sans réserve à notre fils, le duc Albrecht, et à Johanna, son épouse, notre fille" (Herrgott, charte 747, 17 mars 1324).
De 1324 à 1349, la seigneurie de Rougemont était donc un fief de Jeanne de Montbéliard.
Comme l'acte 1B49 de 1349, le document 1B523 de 1346 est une reprise de fief, mais cette fois explicitement pour Rougemont-le-Château. Deux interprétations de cette reprise sont possibles (3) :
- soit le fief de Rougemont-le-Château était déjà détenu par Jeanne sous la suzeraineté du comté de Bourgogne ; en 1346 se produit le décès de Philippe "Monsieur". Pour une raison difficile à définir, son père Eudes IV pourrait alors avoir reçu le titre de comte (au nom de sa femme), ce qui aurait provoqué les reprises de fief par ses vassaux, dont Jeanne de Montbéliard ; mais aucune autre reprise de fief n'est citée cette même année.
- soit le fief de Rougemont-le-Château était jusqu'à cette date un bien allodial (6) de Jeanne de Montbéliard ; par un processus qui nous est inconnu, cette reprise de fief pourrait signifier (second cas dans 3) qu'alors Jeanne cède ou remet ce bien au comte de Bourgogne, qui le lui rend sous un statut de vassalité.
Quel qu'ait été le statut de ce fief, cet acte nous offre une réponse (mais pas nécessairement la réponse) à la question de la partie précédente (dans le 1B 49/11, quels sont les biens pour lesquels Jeanne de Montbéliard rend hommage à la comtesse de Bourgogne ?) : en 1349, Jeanne possédait au moins un fief relevant du comté de Bourgogne : la seigneurie de Rougemont-le-Haut au diocèse de Bâle, c'est à dire Rougemont-le-Château.
Le contenu complet de l'acte 1B523 permettrait peut-être d'en apprendre d'avantage.
- confirmation de possession, lors du changement dans la personne du vassal ou du suzerain ; c'est le cas pour le document 1B49 de 1349
- transformation du statut du fief et de son détenteur, lorsque le seigneur initial cède son fief à un seigneur plus puissant, et que le second permet au premier de reprendre son bien, mais cette fois sous un statut de vassalité ; c'était, 3 ans auparavant, le cas pour la pièce 1B523.
Rudolf de Bade a reçu 1200 l. de petits tournois le 17 juillet, 800 l. le 16 août et enfin 1000 l. le 20 octobre 1331.