Inhumation mouvementée à Fontaine
Par Denis C.

Les faits se sont déroulés en l'an 1812, à Fontaine (un chef-lieu de canton d'une région du Haut-Rhin qui n'était pas encore le Territoire de Belfort) mais ils sont aussi fortement liés à Larivière, petit village voisin.

Anne Ève BAILLY (ou BALLY), personnage central de cette histoire, est née à Larivière, aux alentours de 1750. Elle y a épousé Jacques PEPION (PÉPION), cultivateur, lui aussi originaire de Larivière. C'est là qu'ils ont vécu et que leurs enfants sont nés et se sont, pour la plupart, établis.
Gaspard, né en 1776 – Marie, née en 1780 – Anne Ève, née en 1783 – François, né en 1785 – Nicolas, né en 1788, sont presque tous, à différents degrés, impliqués dans les péripéties qui vont suivre.

Le 10 janvier 1809, Anne Ève PEPION, la plus jeune des filles, se marie, à Larivière, avec Jean Conrad BOURQUARDEZ, né le 2 juin 1770 à Fontaine où il demeure. C'est là que le jeune couple va s'établir.
Le 8 août 1808, Jacques PEPION, le père, âgé d'environ 70 ans, décède à Larivière.
Sa veuve, Anne Ève BAILLY, ne pouvant peut-être plus assurer seule son existence à Larivière semble être allée s'installer chez sa fille et son gendre, Jean Conrad BOURQUARDEZ, à Fontaine. Ce déménagement a peut-être suscité quelques jalousies ou mécontentements chez ses autres enfants habitant à Larivière.

Toujours est-il que c'est là, à Fontaine, qu'Anne Ève BAILLY décède, le 8 novembre 1812, à 11 heures du matin.
Mais, dès le lendemain, 9 novembre, vers les 8 heures du matin, dans les premières lueurs de ce jour d'automne, une petite troupe, composée de Gaspard et François PEPION, fils de la défunte, de Nicolas PAILLET, époux de Marie PEPION et gendre de la défunte, de Jacques ROUCHE et d'autres encore, tous habitants de Larivière, investit le domicile de Jean Conrad BOURQUARDEZ.
Malgré l'opposition de celui-ci, les intrus s'emparent alors du cadavre d'Anne Ève BAILLY, le placent dans un cercueil qu'ils ont sans doute apporté avec eux, et toujours contre la volonté du sieur BOURQUARDEZ, qui ne peut s'opposer à tant d'hommes bien décidés à mener leur action à terme, déposent le cercueil sur une voiture et l’emmènent à Larivière où il sera inhumé dans le cimetière du village !

On ne peut qu'imaginer l'agitation, les vifs échanges verbaux et peut-être les bousculades, le désarroi que provoque ce véritable “rapt” du corps de sa belle-mère chez Jean Conrad BOURQUARDEZ !
Celui-ci a beau tenter d'empêcher cet enlèvement, essayant de raisonner ces individus en les avertissant qu'ils se mettent gravement en contravention avec l'article 77 du Code Napoléon :


Aucune inhumation ne sera faite sans une autorisation, sur papier libre et sans frais, de l’officier de l’état civil, qui ne pourra la délivrer qu’après s’être transporté auprès de la personne décédée, pour s’assurer du décès, et que vingt-quatre heures après le décès, hors les cas prévus par les règlements de police....
alors que le décès n'a pas encore été constaté et enregistré par l'officier d'état civil de Fontaine, et l'article 358 du Code Pénal, qui a édicté une sanction énergique pour le cas où l’enterrement aurait lieu sans permission de l’autorité : 
Ceux qui, sans l’autorisation préalable de l’officier de l’état civil, dans le cas où elle est prescrite, auront fait inhumer un individu décédé, seront punis de six jours à deux mois d’emprisonnement et d’une amende de seize à cinquante francs sans préjudice de la poursuite des crimes dont les auteurs de ce délit peuvent être prévenus dans cette circonstance...

Mais rien n'y fait, et le corps d’Anne Ève BAILLY est bel et bien emmené contre la loi et la volonté d'une partie de sa famille.
Ce n'est que le 24 novembre, soit près de 2 semaines après le décès d'Anne Ève BAILLY, que Jean Conrad BOURQUARDEZ se présente enfin au Maire et officier d'état civil de la commune de Fontaine, lui expose les faits qui se sont précédemment déroulés chez lui et demande qu'on en établisse acte, procédant alors de fait à la déclaration du décès de sa belle-mère.

Original de l'acte : Fontaine - 1 E 47, N.D.M. 1-3 – 1803-1869 – images 92/93

(Les dates de naissances et âges des différents personnages résultent de recherches dans la base de données de LISA.)

Cet acte de décès, assurément peu banal, laisse en suspens bon nombre de questions !

Querelle de “clocher” ? Mésentente familiale ? Qu'est-ce qui a bien pu conduire la quasi totalité des membres de la famille d'Anne Ève BAILLY à se constituer ainsi en un véritable commando pour perpétrer cet “enlèvement”, acte bien sûr répréhensible devant la loi mais surtout aussi peu conforme à la morale et à l'usage commun ?

Pourquoi Jean Conrad BOURQUARDEZ n'est-il pas intervenu dès le jour de l'enlèvement auprès de l'autorité municipale de Fontaine ? Que s'est-il passé pendant ces 15 jours ? Des tractations avec la “famille” de Larivière  ? Une “sidération” devant l'énormité des faits qui l'a privé de réaction ?

Bien sûr, nul n'est sensé ignorer la Loi, mais est-ce que Jean Conrad BOURQUARDEZ a réellement opposé les articles 77 du Code Civil et 358 du Code Pénal aux intrus au moment de leur intervention ? Car même s'il en connaît l'esprit, il faut être sans doute plus informé qu'un simple cultivateur pour posséder ces références ?
Ne serait-ce pas plutôt au moment de la rédaction de l'acte, pour atténuer la gravité du manquement aux exigences administratives de la déclaration de décès et montrer la “bonne volonté” du sieur BOURQUARDEZ, que ces mentions auraient été suggérées et ajoutées par le Maire de Fontaine ?

Les auteurs de l'enlèvement ont-ils eu des comptes à rendre ? Les sanctions prévues par l'article 358 ont-elles été appliquées ?
Et quelles furent les conséquences de cette mésaventure ?
Parce que, même si les peines prévues par cet article ne s'appliquent plus qu'à ceux qui ont fait inhumer, et ne concernent donc plus, comme dans l'article du 4 thermidor an XIII, également ceux qui ont prêté leur concours à l'inhumation en interdisant à :
... tous maires, adjoints et membres d’administrations municipales [d'accepter] les transports, présentations, dépôts, inhumations des corps, ni l’ouverture des lieux de sépulture ; à toutes fabriques d’églises et consistoires ou autres, ayant droit de faire les fournitures requises pour les funérailles, de livrer lesdites fournitures ; à tous curés, desservants ou pasteurs d’aller lever aucun, corps, ou de les accompagner hors des églises et temples, qu’il ne leur apparaisse de l’autorisation donnée par l’officier de l’état civil pour l’inhumation, à peine d’être poursuivis comme contrevenants aux lois.
(extrait de :Auguste Chareyre - Traité de la législation relative aux cadavres - L. Larose et Forcel, 1884)
il a bien fallu quand-même une certaine “participation complice” des autorités municipales et religieuses de Larivière pour que l'inhumation de Anne Ève BAILLY dans le cimetière de ce village puisse se faire !

Et cela n'a certainement pas dû faciliter les relations de bon voisinage entre les représentants de l'État et de l'Église des deux villages pendant quelques années !

Cet article est publié par LISA sous la seule responsabilité de son auteur.  
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