Conflit entre le duc de Mazarin et les jésuites d'Ensisheim sur la justice de Froidefontaine

Par
1. Argumentaire des pères jésuites en 1697

Le 28 août 1697, les pères jésuites adressent au Conseil Souverain d'Alsace une pièce de 5 pages commençant par :

Inventaire servant pour la conservation des pièces que
produisent par devant vous Nosseigneurs du Con. Souverain
d'Alsace les pères, recteur et jésuites du Collège d'Ensisheim
deffendeurs.
Contre Mr. le duc de la Meilleraye, pair de France,
demandeur aux fins de la commission par lui obtenue en
chancelerie le 10 novembre 1694.

15 pièces, cotées de A à O, sont citées, puis accompagnées de commentaires.

Daté du même jour, on trouve un autre document, de 7 pages (appelé ci-dessous "second document"), où est développé l'argumentaire s'appuyant sur ces pièces.

Donation de la comtesse Ermentrude (pièce cotée A)

Cette comtesse, issue de la maison des comtes palatins de Bourgogne, dite aussi maison d'Ivrée, est à la souche des familles de Montbéliard et de Ferrette :

  • Louis de Scarpone, par son mariage avec Sophie de Bar, issue de la noble famille des Etichonides, devient comte de Bar et seigneur de Mousson ; en 1042, l'empereur Henri III le fait comte de Montbéliard et de Ferrette,
  • Guillaume Ier de Bourgogne appartient à une puissante famille dominant un vaste territoire dépassant les limites de la Franche-Comté actuelle,
  • sa fille Ermentrude décède apparemment vers 1105, ce qui est bien conforme aux éléments qui vont apparaître ici.

Cette comtesse (que les jésuites nomment duchesse) a donné en 1105 aux religieux de la seigneurie de Froidefontaine (alors) de l'ordre de Cluny tout son bien allodial relevant de ladite seigneurie, comme aussi les hommes, immeubles, justice.

Commentaire des jésuites (second document) :

Cette pièce date du 8ème des ides de mars 1105, ce qui doit correspondre au 23 mars.

Les jésuites insistent sur le fait que le texte de la donation marque bien la différence entre Froidefontaine et les autres biens qu'elle a donnés en même temps, sans se réserver "ni à ses successeurs, quoique ce soit, ni aucun droit sinon celui d'avocatie".

Ils ajoutent que "cette donation est très authentique" et qu'elle "parle de sa cour ou seigneurie de Froidefontaine de manière à faire comprendre qu'elle donne tous les droits qu'elle peut y avoir sans se réserver aucun droit de justice", et elle charge ses successeurs qui seront possesseurs de la forteresse de Montbéliard de défendre et protéger autant que possible lesdits moines de Cluny.
Au contraire, elle donne "d'une autre manière" ses biens situés dans les villages alentour, en apportant seulement les hommes et colonges etc. (1), qui dépendaient de sa cour ou seigneurie de Froidefontaine.


Cette donation a été confirmée par l'empereur Maximilien en 1492.

Commentaire des jésuites : Il s'agit de lettres patentes ordonnant que la donation soit exécutée, et demandant aux barons de Morimont, seigneurs de Belfort et grands baillis de Ferrette d'en faire jouir les prieurs de Froidefontaine.

Livre des droits d'Alsace (cote B)

La pièce est un "extrait tiré" du livre des droits d'Alsace, qui indique que le prieuré de Froidefontaine, de l'ordre de Cluny, fondé et doté comme dessus, ne reconnaît comme spirituel que le pape, et que le prieur a la haute, moyenne et basse justice dans le lieu de Froidefontaine et le village de Charmois.

Commentaire des jésuites : Il s'agit d'une sentence rendue par un prévôt de l'église de Salins, commissaire député par sa Sainteté, qui précise que, pour ce qui est des haute, moyenne et basse justice, le prieur les fait rendre par son lieutenant assisté de 9 juges.

Jugement de 1472 (cote C)

Traduction (translat) d'un jugement rendu par Bernard de Gillhenberg, lieutenant du duc Charles (le Téméraire), qui maintient le prieur de Froidefontaine dans ses droits de juridiction.

Commentaire des jésuites : Ce jugement concerne les droits de juridiction que le prieur a sur les terres de colonges dans d'autres bans que celui de Froidefontaine, en en particulier au "val de Grosne".

Arrêt du CSA de 1693 (cote D)

Cet arrêt confirme la possession par le prieuré de terres colongères sises à Recouvrance, et la validité de leurs décisions les concernant (en l'occurrence, l'obligation faite au meunier Jean Henry Scheneberg de démolir une partie de ses installations).

Commentaire des jésuites : cette pièce prouve bien que la seigneurie de Froidefontaine a été donnée au prieuré avec tous les droits et juridictions en dépendant sur les biens situés dans des lieux environnants, mais sans que les jésuites prétendent exercer des droits de justice sur les localités concernées.

Autres pièces (E à O)

Enquête en exécution de la pièce D (1693) ; donation faite par l'archiduchesse Claudia au collège d'Ensisheim en 1636 (2) ; 2 pièces relatives à la confirmation de cette donation (par le roi puis par le pape, en 1661 et 1662) ; 7 pièces concernant l'action de justice en cours.

Conclusion des jésuites (2nd document)

Ils insistent fortement sur la différence existant entre les droits qu'ils possèdent :

  • d'une part à Froidefontaine et Charmois (seigneurie de Froidefontaine), où ils prétendent exercer toutes les justices,
  • d'autre part dans les terres colongères des villages avoisinants, où leur bailli exerce un pouvoir juridictionnel, qui est d'ailleurs souvent contesté par le bailli de Delle, mais où ils ne prétendent aucunement posséder des droits de justice.
2. Contre-argumentaire des agents du duc de Mazarin

La réponse faite au nom de Mgr. de Mazarin le 9 juin 1698 (45 pages d'une écriture large) est soigneusement structurée, et revêt un aspect plus moderne que les précédents documents. Elle commence par reprendre, pour les contester, les pièces citées par les jésuites.

Nous présentons sur des • les arguments de cette partie, et en style normal nos commentaires éventuels.

Donation d'Ermentrude (A)

  • "Hermentrude" n'a jamais été souveraine d'Alsace.

Notre commentaire : par son mari Thierry de Montbéliard,  Ermentrude n'était certes pas souveraine d'Alsace, mais était comtesse de Ferrette, et, même si les comtes de Montbéliard-Ferrette rendaient hommage à l'empereur, rien ne les empêchait de posséder des droits de haute justice.

  • Elle a donné à Froidefontaine "curtis mea", ce qui correspond à la notion germanique de "Dinkoffen", soit, en français "courtine", et si elle avait possédé le village de Froidefontaine, elle l'aurait mentionné ainsi.
    La même lettre de donation [manifestement en latin] mentionne que le fils d'Ermentrude (sans doute Frédéric) a donné "idem allodium" [le même alleu, ce qui dénoterait un bien restreint dans son contenu].
  • Conclusion : la lettre de donation n'est pas assez précise pour trancher sur les droits effectifs des donataires.

Livre des droits d'Alsace (B)

Là encore, la mise en cause de la validité des pièces produites est radicale :

  • Ce livre est inconnu, comme son auteur, et son authenticité n'est pas prouvée.
  • Les originaux font défaut, et les traductions sont discutables. Par conséquent, il faut s'appuyer sur l'usage des droits, dont le demandeur [Mazarin] a produit de nombreuses pièces [en sa faveur].

Pièces produites par le parti Mazarin

  • Parmi ces pièces figure le "Livre Rouge". Il a été emporté à Paris, mais il serait possible de le rapporter dans la province, si le conseil le souhaite.

Ce Livre Rouge ne peut pas être le document portant usuellement ce nom, qui est le terrier de la seigneurie de Belfort de ..., (copie aux AMB sous la cote DD18/1) qui ne peut concerner Froidefontaine.
Il s'agit sans doute de son équivalent pour la seigneurie de Delle. Nous disposons à ce titre du terrier de Delle des années 1664-1667, que nous avons dépouillé. Mais on peut s'étonner de la "production" de ce type de pièce, qui ne concerne que les revenus de la seigneurie, et n'est pas susceptible de donner des informations sur des droits de justice.

  • Un grand nombre d'autres pièces ont été produites, en particulier des livres de compte des archiducs.

Même commentaire : un livre de compte ne peut guère faire apparaître des questions de justice.

  • Certaines pièces établissent surtout que les archiducs, ou leurs représentants, ont fait juger des procès criminels à Froidefontaine. Ce à quoi les prieurs ont rétorqué qu'il le faisait seulement au titre d'administrateur du prieuré. Mais dans ce cas, cette qualité eût été mentionnée dans les actes de justice.
  • En réponse, les prieurs ont produit deux affaires de justice, en 1673 et 1676, à travers des extraits de registres du Conseil Provincial d'Alsace (pièces conservées), qui affirment que les jésuites possèdent les justices haute et moyenne à Froidefontaine. Mais il y avait déjà contestation sur la question, et les officiers de Delle avaient prévenu le maire de Froidefontaine.
  • Les jésuites ont produit une sentence d'appel donnée par le prieur de Froidefontaine en 1651. Mais c'était un "abus" commis par le prieur.

En effet, il est abusif que la même cour, si elle a jugé en première instance, se prononce encore en appel.

  • Les habitants de Froidefontaine doivent leurs corvées au château de Delle, et les ont accomplies.

(vue 13)


Notes
1. Églises, hommes, biens, terres, possessions, bois, dîmes, moulins et autres droits lui appartenant à Grosne, Recouvrance, Normanvillars, Boron, Vellescot, Brebotte, Échesne, Petit-Croix et Lougres (25).
2. Archiduchesse Claudia : Claudia de Médicis (1604-1648), épouse en 2ndes noces de l'archiduc Léopold V (1586-1632) ; à partir de 1632, elle est régente du Tyrol et de l'Autriche antérieure.