Le 14 décembre 1656, apparaît dans le registre de justice de la seigneurie de Montreux une affaire singulière ; au point que les audiences se déroulent sous l'autorité du seigneur lui-même, nommément désigné : Ruedolff de Reinach.
L'origine de l'affaire est immédiatement (et clairement, pour une fois) caractérisée : il s'agit d'un "... accident [...] de grossesse à Jannette Billechoz, fille de Perrenette Gaignerat, veuve relicte de feu honorable Thomas Billechoz de Porrentruy, [...] hôtesse à Chavannes-les-Grands".
Les plaignants (acteurs) et accusés (défendeurs) ne sont pas clairement désignés. La justice seigneuriale s'emploiera à recueillir les témoignages relatifs à cette affaire puis à identifier les coupables d'éventuels délits.
La jeune fille, représentée par sa mère, a pour souci principal de convoler en justes noces avec Jaques Bourgeois de Montfaucon (Franches-Montagnes) qui lui a "promis foy de mariage" ; celui-ci semble décidé à le faire "moyennant que Jean Reiset maire à Chavannes-les-Grands dédise publiquement [ses] paroles ... à savoir que Jean Cheray de Romagny avait eu sa compagnie charnelle, et lui avait donné en paiement six sols, que si cela était, il [Jaques Bourgeois] ne la voulait point, hors de ce, ferait ce qu'un homme de bien et d'honneur doit faire, et qu'il l'épouserait."
Ce 14 décembre, il comparaît 8 témoins, dont 5
sont des femmes :
(1) Marguerite, femme de (2) ; (2) Lorent
L'abuebe le jeune ; (3) messire Pierre Baulme, vicaire à
Montreux-Jeune ; (4) Jean Demenge, justicier ; (5) Susanne, femme de
Diesny Luque ; (6) Jacatte, femme d'Adam Reiset ; (7) Hugatte, la
dame de Valdieu (?) ; (8) Catherine Brun, nièce de Diesny
Luque.
De plus, le 15, à Suarce, il est recueilli le
témoignage de : (9) Jaque Viatte, curé de
Suarce.
Enfin, le 16, Jean Reiset cite (10) Claudat Werain de
Vellescot, qui dépose le 28.
On a tenté une reconstitution de l'affaire (en italique, on a transcrit le texte original, en conservant la syntaxe mais en modernisant l'orthographe et la grammaire).
La "relation
charnelle"
L'exposé le plus directe
de l'origine de l'affaire est dû à Jaque Viatte, curé
de Suarce (9), qui déclare que "... une fois, s'en
venant de Montreux avec Monsr. de Chavanatte et Jean Henry Chicquet
... étant le premier, entrant dans la cuisine de l'hôtesse
de Chavannes-les-Grands, [il] trouva [sa] fille ... à demi
couchée sur l'âtre du feu et ses habits
retroussés jusques au nombril, lui voyant jusques
là, et que Jean Cheray était entre ses
jambes, ses parties contenues tout-à-fait hors de ses
chausses, qu'à grand peine se
pouvait il remettre, et était en action formelle d'avoir la
compagnie charnelle de ladite fille, mais pour dire qu'ils fussent
conjoints, il ne peut".
Il n'est pas sans intérêt de
rapporter la suite de la déposition de Viatte :
" peu
après que les gens furent retirés, fu[ren]t convenir
[=convoqués] ladite fille et Jean Cheray pour leur faire une
remontrance de leur action, comme un homme d'église doit faire
; là ou c'est que ledit Cheray lui dit que quand sa mère
le fit ou mettait au monde, qu'elle avait s. h. tourné le cul
contre le château de Montreux". Même si le sens
exact nous échappe, on reconnaîtra que Jean Cheray ne se
laisse pas impressionner par ses interlocuteurs et encore moins par
l'incongruité de sa situation.
La suite concerne cette fois
Monsr. Jean Henry de Chavanatte : "... étant
nuit, ... [Viatte] fit semblant de s'en aller avec [Jean Henry
Chicquet], mais demeura à écouter devant la fenêtre
du poêle [et] entendit que Monsr. de Chavannatte se mit autour
de ladite fille dernier [=derrière ?] le fourneau que la
chastoillait [=chatouillait], lors elle répondit audit sr. de
Chavannatte que ledit sr. déposant les entendrait, et ledit
sr. de Chavannatte lui dit que non, [...] ledit déposant [qui]
entendait les discours de chastoillement craignit que
peut-être ils ne se missent en action charnelle,
entra dans le poêle pour les empêcher et leur fit à
tous deux une réprimande."
Curieusement, Jean Henry Chicquet, présent le dit jour chez
l'hôtesse, n'est pas interrogé.
En revanche, Jean
Demenge (4), son beau-frère, dépose que, le dit jour,
Viatte vint chez lui avec Jean Henry Chicquet " et lui
demandait qui était ce Jean Cheray, où il faisait sa
résidence". Il répondit "qu'il n'en
avait point d'ordinaire" ; il confirme ensuite, en
substance, la déclaration de Viatte. Toutefois, ce faisant, il
déclare que, ce jour-là, Viatte était plus
affirmatif puisqu'à sa remarque comme quoi "ils
n'étaient pas peut-être en action charnelle",
Viatte avait alors répondu "que si, et
qu'ils étaient aussi près de l'un l'autre que [ma]
jambe est de [mon] bas".
Demenge rapporte de plus qu'une
autre fois, ayant rencontré Viatte et lui ayant réitéré
ses doutes sur la réalité de l'action charnelle "vu
qu'ils étaient si proches des gens qu'étaient au poêle,
et eux dans la cuisine", Viatte, qui partait dire la messe,
lui répondit "qu'ils avaient fait l'action
charnelle, aussi vrai qu'il allait dire la messe, et ce
sur sa conscience et en foi de prêtre."
Jean Cheray
Sur le fond, la
question de la responsabilité de Jean Cheray se pose en
filigrane (et toute l'affaire tourne autour) ; toutefois, l'intéressé
n'est jamais interrogé (pratique fréquente dans cette
cour seigneuriale).
Marguerite, femme de Lorent L'abuebe (1) rapporte que Jean Cheray
a toujours nié sa responsabilité :
"...
(Marguerite) entendit que Jean Cheray ... qu'il n'avait jamais eu
connaissance charnelle de Jeannatte Billechoz et qu'il en ferait
autant de serments qu'il avait de poils sur la tête" ;
Jean Cheray n'a pas la langue dans sa poche.
Demenge lui ayant parlé comme ami et l'ayant prévenu
" qu'il se perdrait, et [se] ruinerait de bien et d'honneur
par les amendes si elle venait à enfanter et qu'elle lui
donnait un enfant [...] après plusieurs exhortations ledit
Cheray lui confessa que véritablement il était eu bien
proche à avoir sa compagnie et que si le curé ne fut
venu que peut-être ils eussent fait."
Et sur la
question de Demenge, " si elle lui ... apportait un enfant
qu'est-ce qu'il ferait ?" il répond "qu'il
savait bien comme il en était sorti, que quand il allait à
l'hôtellerie et qu'il payait son écot, qu'il en était
quitte ; par ainsi, qu'il avait fait marché avec
elle pour 6 sols, et payés comptant, qu'il ne lui devait rien,
et était quitte d'elle."
On ne saurait être
plus clair.
Inquiétudes
Que Jean
Cheray en fût l'auteur on non, Jeannatte tombe enceinte. On
remarque d'ailleurs qu'elle n'est jamais interrogée sur les
relations masculines qu'elle aurait eu à cette époque.
Cette grossesse lui cause tracas, eu égard à la
promesse de mariage de Jaques Bourgeois.
En effet, messire Pierre Baulme (3) rapporte avoir reçu une lettre du curé de Montfaucon, disant que le dit Jaques Bourgeois "aurait fiancé cette fille, n'était que Jean Reiset maire à Ch.-les-Gr. lui eût dit qu'il y en avait un qu'avait eu sa compagnie charnelle pour six sols, et de plus [...] qu'un certain nommé Lienard qu'était eu valet des R. P. jésuites de Porrentruy s'était vanté d'avoir eu souvent la compagnie charnelle de cette fille ; dit aussi qu'il avait bien ouï dire divers faits de [Viatte], qu'il avait trouvé Jean Cheray et ladite fille en action lubrique de la copulation et qu'il lui dit remboursez, remboursez !"
La grossesse
Le souci de Jeannatte,
dés lors, est d'interrompre cette grossesse au plus vite, en
espérant ainsi sauver son mariage, qui, on l'aura compris, est
fortement compromis.
C'est à présent aux femmes de témoigner :
Susanne, femme de Diesny Luque (5) déclare
que Jeannatte "se plaignait [vers elle] qu'elle était
mal à legre [?] et dispos [?], même se trouva gonflée
devers le soir, et qu'elle avait perdu ses fleurs". Susanne
lui dit alors "que ce n'était pas bon, mais
qu'on les lui pourrait bien faire revenir, moyennant que
la chose fût juste, et elle en bon état".
Ladite
fille lui dit que "sa mère lui avait déjà
fait des breuvages mais qu'ils étaient si amers et si ancres
[=âcres] qu'elle ne les avait pu boire [...] lesdits breuvages
[...] étaient avec de la ruthe" ;
Susanne lui répondit "que ces breuvages là
étaient capables de faire perdre l'enfant à une femme
que son enfant serait déjà revit et prêt à
son accouchement" ; alors Susanne constata que la fille
était enceinte.
Jacatte, femme d'Adam Reiset (6) dépose que Jeannatte vint chez elle et lui dit "qu'elle la tenait secrète et se tenait familière d'elle [et dit] je vous prie donnez-moi de l'hysope". Jacatte lui demanda "ce qu'elle en voulait faire" et elle lui répondit "qu'elle en voulait faire une soupe ou potage", mais Jacatte "se doutant [=ayant des doutes], encore qu'elle en avait, ne lui en donna point". Jeannatte lui déclara aussi que sa mère lui "avait aussi voulu faire boire de l'eau là où qu'elle avait lavé ses mains après avoir fait le le... [levain ?] à cuire du pain".
La réputation de Jeannatte est, clairement,
compromise.
D'ailleurs, d'après Hugatte, la dame de Valdieu
(7), sa mère, dans une conversation avec la sœur
d'Hugatte, dit "qu'elle ne gardait pas les putains dans sa
maison comme elle [?] et que l'on criait après elle et
à sa fille comme si elles étaient des putains et
sorcières".
Catherine Brun, (8) ajoute à ce témoignage que, se disputant avec elle et la femme de Diesny Cheray, l'hôtesse avait dit qu'elle "n'était pas race de putains, tireurs de bornes, de meurtriers et que l'on n'avait pas encore trouvé de ses gens dessous le gibet [...] et que si les gens de Chavannes regardaient dessous leurs artilles [=parures, apparences] que l'on ne trouverait guère que l'y trouva quelque chose [=qu'on en trouverait beaucoup qui cachaient quelque chose]".
Diffamation du maire Reiset et outrages de
Jeannatte
Claudat Werain (10) est cité à
comparaître par Jean Reiset qui souhaite que certaines
déclarations de Jeannatte soient rapportées.
En réponse, il charge Jeannatte (qui est pourtant sa
parente éloignée) en rapportant qu'elle avait dit que
"quand bien [même] elle ferait comme sa mère
avait fait que plus en serait" ce qu'il "interprète,
et se souvient d'être arrivé que sa dite mère
s'est trouvée enceinte avant que d'avoir épousé
son père".
Il confirme en outre que Jeannatte a
dit "qu'elle voudrait que le curé de Suarce
mourût car il serait celui qui lui ferait encore
plus de mal et d'incommodités que les autres" ; une
autre fois, l'hôtesse déclara, devant Werain et Jean
Cheray que Jean Reiset maire lui avait dit que "son mari fut
[=étant] mort ... il serait le père d'elle et des
siens", mais que ledit maire "leur montrait bien le
contraire, qu'outre qu'il lui avait mené perdre son
mari il pensait encore dérober leurs honneurs".
Sentences
Le 29 décembre, par
devant le seigneur de Montreux, "parties [Perrenette
Gaignerat et Jean Reiset] ouïes et témoignages vus et
lus"...
- sur le point mis en avant par ledit Reiset
maire contre ladite fille et Jean Cheray de Romagny, "l'on
dit icelui Reiset avoir failli en preuves et
témoignages".
- réciproquement ladite
veuve "avoir mal parlé contre lui ledit maire devers
l'accident de mort survenu à son mari et aussi contre le
communal".
La cour impose le silence et une amende aux deux parties plus une
amende à Jeannatte, "relevant [=annulant] toutes
injures d'autorité et d'office, en prohibant et défendant
les ultérieures autres ou semblables ... à peine de 10£
d'amende". Elle laisse le procureur libre d'une éventuelle
action contre Jean Cheray.
Surtout, et c'est plus inattendu, elle
condamne le maire Reiset aux deux parts (deux tiers) des frais de
justice et la veuve "au tiers sauf la taxe".
Les frais de justice
La justice n'a
jamais été gratuite, mais, dans un procès qui a
nécessité une enquête comme celle-ci, les parties
sont particulièrement chargées, et les détails
nous sont fournis :
Rétribution de 2 justiciers s'étant déplacés à Suarce |
1£ 5s |
Rétribution du receveur pour la même tâche |
12s 6d |
Rétribution du curé pour son témoignage |
9s |
Idem à Montreux pour les autres témoignages |
15s |
3 journées à M. Finck |
6£ |
Pour le louage du cheval de M. Finck |
1£ 17s 6d |
Les dépenses pour M. Finck et son cheval |
4£ 10s |
Pour les plaintes |
6£ |
Total : |
21£ 9s |
A la charge de Reiset : |
14£ 6s |
A la charge de la fille de l'hôtesse : |
7£ 3s |
Amende à la fille : |
10£ |
Amende à Jacque Bourgeois, son époux : |
20£ |
On reste évidemment sur sa faim à l'issue de ce
procès :
- à quel titre la fille est-elle condamnée
? Pour avoir conçu un enfant hors mariage (c'est le cas de 3
femmes en janvier 1657) ou pour avoir volontairement interrompu sa
grossesse ?
- pourquoi ce pauvre Jacque Bourgeois écope-t-il
d'une amende (20£ représentent une somme importante) ;
il est apparemment le dindon de la farce.
- il est appelé à
la fin "époux" de Jeannatte ; l'a-t-il réellement
épousée, avant ou après le procès ?
-
Jean Cheray parvient-il à passer entre les gouttes ?
Il semble, pour conclure, que la justice a voulu un procès en bonne forme, avec l'appel à l'ancien bâtonnier Louis Finck (référence judiciaire requise dans les cas délicats), mais aussi qu'elle a voulu en récolter le prix, en taxant des protagonistes bien solvables : Jean Reiset (père du futur bailli Reiset) est l'un des paysans les plus fortunés de la seigneurie, l'hôtesse de Chavannes-les-Grands (plus gros village de la seigneurie) doit avoir un beau chiffre d'affaire, et on peut supposer que, si Jeannatte tenait tant à Jacque Bourgeois, c'est qu'il n'était pas le premier paysan venu.
Quant à Jean Cheray, s'il est passé cette fois au travers de la justice et de ses responsabilités, les registres paroissiaux semblent bien révéler qu'il a, une autre fois, procréé hors mariage (qu'il ne paraît jamais avoir contracté) : en effet, en 1669, Marie Demange, fille de Nicolas, désigne un Jean Cheray comme le père de sa fille Anne Marie.
En conclusion, ce procès présente l'intérêt
de lever un peu le voile sur la véritable mentalité des
populations rurales de la 2nde moitié du 17ème siècle.
Certes, les relations hors mariage sont un délit et un péché,
mais elles existent ; perdre ses fleurs (sa virginité), comme
le dit Susanne, femme de Diesny Luque, ce n'est certes pas bon, mais
pas irrémédiable non plus. Et on se doute bien que
derrière le poêle de l'hostellerie, on fait pas que
parler théologie ou rhétorique.
Jeannatte déclenche
elle-même le processus judiciaire, en voulant se venger du
maire Reiset ; auparavant, elle n'avait pas été
inquiétée par les autorités.
Et ce bon
vicaire, qui était parti pour jeter l'anathème sur Jean
Cheray, finalement il n'est plus tout-à-fait sûr que le
péché de chair ait été consommé.
Et ces messieurs de haute lignée, comme M. de Chavannatte, ne
sont pas les derniers à aimer conter fleurette aux soubrettes
de l'auberge.
Bref, ce document a la vertu (hmmm...) d'évacuer le formalisme qui aseptise presque toujours les documents anciens et qui pourrait nous faire exagérer les différences entre notre société et celle dans laquelle vivaient nos ancêtres.
accident de grossesse : probablement une
fausse-couche.↑
hôtesse
: tenancière de l'hostellerie, de la taverne du village ↑
Jean
Henry de Chavanatte : représentant de l'ancienne lignée
des sieurs de Montreux de Chavannatte ; Jean Henry est le dernier a
être investi du fief patrimonial implanté à
Boron. Il n'a pas d'enfant légitime et ne semble pas avoir été
marié. ↑
chausses
: sorte de bottes montant jusqu'en haut des jambes ↑
la
rue (ici, ruthe) (Rutha graveolens) et
l'hysope (Hyssopus officinalis) sont des plantes abortives ↑
tireurs
de bornes : sans doute des individus déplaçant
les bornes cadastrales, ce qui, dans une zone rurale où les
plans cadastraux n'existaient pas, constituait un grave délit
↑
Louis Finck
(ou Finckl dans les textes en allemand) : licencié en droit,
il est avocat au Conseil Souverain d'Alsace et a exercé la
charge de bâtonnier à Montreux en 1649 et 1650. Ses
connaissances en droit lui valent régulièrement d'être
appelé à intervenir dans les décisions de la
Justice de Montreux, pour des situations complexes. Ici, il a
probablement rédigé la sentence. ↑