Joseph Hecheman (1759-1808) : de Chavannes-les-Grands à Pondichéry puis aux Antilles en passant par les Mascareignes.
Par D. J. Lougnot
1 E25, N.D.M. 1-3


Le Territoire de Belfort conserve dans ses registres d'état-civil, la trace des campagnes napoléoniennes à travers la transcription de nombreux actes de décès des soldats de la "Grande Armée".

Dans le moindre petit village, on peut trouver mention de soldats ayant perdu la vie dans les combats menés par le "Petit caporal" aux quatre coins de l'Europe entre l'an III et 1815. Sans doute de façon non exhaustive, le site Internet personnel de Philippe Tovati en répertorie plus de 300 pour l'actuel Territoire de Belfort.(2)

Le village de Chavannes-les-Grands qui comptait environ 400 habitants à cette époque, n'en dénombre pas moins de sept.
Antoine BARBIER, 23 ans, mort à l'hôpital Rheinweg de Wien en Autriche ;
Jean-Pierre CHARMOIS, 23 ans, mort à l'hôpital militaire de Poissy ;
Joseph HECHEMAN, 48 ans, tué lors d'un combat naval dans l'Atlantique ;
Jean-Claude REBRASSIER, 24 ans, mort à l'hôpital de Santander en Espagne ;
Jean-Pierre REBRASSIER, 19 ans, mort à l'ambulance de Wissembourg ;
Jacques VIGNOS, 27 ans, mort à l'hôpital de Dantzig en Pologne ;
Louis VIGNOS, 22 ans mort à l'ambulance de Maugimont dans la Moselle.

Six de ces chavannais, soldats de l'Empire, sont morts très jeunes dans des hôpitaux ou ambulances après avoir été blessés au combat ou avoir contracté de graves maladies au hasard de leurs déambulations à travers l'Europe. Le septième, Joseph HECHEMAN, a plus particulièrement attiré notre attention du fait de son âge - 48 ans - et surtout parce que la transcription de son acte de décès le présentait comme un ancien du régiment de Pondichéry. Nous avons voulu en savoir un peu plus à ce propos et tenter de retrouver quelques éléments de sa longue carrière militaire.

L'acte de décès de Joseph HECHEMAN dans les registres de Chavannes-les-Grands (1 E25, N.D.M. 1-3)
Transcription de l'acte de décès enregistré le 03/07/1808 à Chavannes-les-Grands
L'an mil huit cent huit, le troisième jour du mois de juillet, pardevant nous Jean-Pierre Bourquin, adjoint, officier de l'état civil de la commune de Chavannes les Grands, département du Haut-Rhin, canton et municipalité de Dannemarie, en conformité d'une lettre à Lorient en date du une avril mil huit cent sept par le sieur Rey, capitaine au vingt-sixième régiment d'infanterie de ligne laquelle nous déclare que le vingt deux mars à huit heures du soir sur la frégate la Sirène dans un combat que nous avons eu avec un vaisseau et une frégate anglaise, le sieur Joseph HECHEMAN âgé d'environ quarante huit ans, fils de défunt Jacques HECHEMAN et de défunte Anne-Marie Bourquard, en leur vivant domiciliés dans la commune de Chavannes les Grands ancien militaire ci-devant servant au régiment de Pondichéry, ayant passé par suite de réforme dans le troisième bataillon colonial en qualité de sous-lieutenant, a été tué le vingt deux mars à huit heures du soir de l'an mil huit cent sept sur la frégate la Sirène ; fait en présence Antoine Bourquin et de Jean-Pierre Feusier ont signé après que lecture en a été faite.


Pondichéry et les comptoirs de l'Inde


Au début du 17e siècle, les anglais et les hollandais avaient fondé des compagnies commerciales installées dans certains ports indiens afin d'ouvrir des liaisons commerciales avec l'Asie. Sous l'impulsion de Richelieu et plus tard, de Colbert, la France crée en 1662 la Compagnie Française des Indes Orientales et établit au cours du 18e siècle des comptoirs dans plusieurs villes de ce sous-continent. Les cours de géographie de l'école primaire ont laissé quelques souvenirs de leurs noms aux plus anciens d'entre nous : Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mahé et Pondichéry. Le rôle de ces comptoirs était initialement purement commercial. Cependant, ils vont très rapidement devenir des enjeux politiques à travers la démarche d'élargissement menée par Dupleix pour contrecarrer les velléités colonisatrices des anglais dans ce secteur.

Les possessions françaises en Inde au milieu du 18e siècle (3)

Dans ce contexte, Pondichéry sera occupé à trois reprises par les anglais entre 1770 et la Révolution, de 1774 à 1776, de 1778 à 1783, et de 1785 à 1787. À ce moment, les possessions françaises de l'Inde seront rattachées au territoire des îles Bourbon et de France (Réunion et Maurice) dont le siège est fixé à Port-Louis. En 1793, les troupes anglaises reprendront durablement possession de ces comptoirs et feront prisonniers, la plus grande partie des soldats de la garnison française.
Ces possessions redeviendront françaises en 1816 qui les conservera jusqu'en 1956 où elles seront définitivement restituées à l'Inde.

Qu'était-ce donc que ce régiment colonial de Pondichéry ?


Après une période de forte tension entre français et anglais, Louis XV avait crée le 30 décembre 1772, une unité d'infanterie de marine désignée sous le nom de régiment colonial Pondichéry pour "la garde des possessions de sa majesté dans l'Inde". Fort d'un peu plus de 500 hommes, il était réparti dans les différents comptoirs français où se trouvaient plusieurs milliers de nos ressortissants.

La tenue du régiment consistait en un habit-veste beige avec collet, passepoils et parements bleu de roi.(4)

En 1778, il eut à soutenir le siège de Pondichéry pendant dix semaines. En 1780, il quitta l'Inde pour se replier à l'île Bourbon et se renforcer en incorporant une compagnie d'artillerie de l'île de France.

Après la proclamation de la République ce régiment fut dissous comme beaucoup de régiments royaux. Il fut cependant reconstitué par décret de la Convention le 31 mai 1792 comme la 107e demi-brigade. Le 1er bataillon de ce régiment fut à nouveau présent au siège de Pondichéry en août 1793 où il fut fait prisonnier.

Au retour de captivité, ce bataillon se reforma à Nancy en 1796. Il combattit ensuite en Italie, au Portugal, en Allemagne et finalement à Waterloo.

Qui était Joseph HECHEMAN ?


Joseph était le fils de Jacques HECHEMENT, modeste laboureur de Chavannes-les-Grands et de son épouse Marie-Barbe Bourquard originaire de Frais. Ces derniers s'étaient mariés à Montreux-Jeune le 7 novembre 1758. A cette époque, les HECHEMENT étaient très nombreux à Chavannes-les-Grands ; leur patronyme s'écrivait indifféremment ECHEMENT, HECHEMAN, HECHEMENT, HECHEMANT et même parfois HESCHEMENT.

Né en 1759, il était l'aîné de deux sœurs, Marie-Anne et Catherine. Ces trois enfants avaient perdu leur mère en 1778 alors qu'ils étaient encore mineurs.

On ne sait pas précisément quand et dans quel régiment il avait été incorporé et avait initialement servi. On remarque simplement qu'il figure une dernière fois dans les registres de la paroisse de Montreux-Jeune le 10 janvier 1782 comme témoin à la mort de son cousin également nommé Joseph HECHEMAN. On peut donc en conclure qu'il était entré au service du roi peu après cette date alors qu'il était âgé d'environ 22 ans.

Que sait-on de ses états de service ?


Peu de choses sont connues sur le parcours militaire personnel de Joseph HECHEMAN. Les contrôles annuels du régiment de Pondichéry bien que très lacunaires, nous fournissent quelques points de repère (5). En 1787, Joseph HECHEMAN fait partie de l'escouade en charge de la protection de Karikal ; l'année suivante, il est affecté à la forteresse de Pondichéry. En 1790, son bataillon est revenu à Port Louis dans l'île de France (Maurice).
En novembre 1793, il est de nouveau à Port Louis ; son régiment a changé de nom pour devenir la 107e demi-brigade. Le registre indique que "beaucoup sont été faits prisonniers par les anglais".
Comme il a terminé sa carrière comme officier, son dossier individuel conservé au Centre Historique des Archives de l'Armée, nous fournit quelques renseignements intéressants (6). Nous y apprenons qu'en 1803, il a été "réformé" de la 107e demi-brigade d'infanterie "ci-devant régiment colonial de Pondichéry" où il était sergent et versé au 3e Bataillon colonial comme sous-lieutenant.
Ce dossier personnel nous apporte également plusieurs informations importantes sur les circonstances de sa mort : "Joseph HECHEMAN, lieutenant au 3e bataillon colonial de l'île de Ré, tué par boulet le 22 mars 1808 lors d'un combat naval entre la frégate La Syrène et deux bâtiments anglais au large de Groix. Inhumé sur l'île".

Le 3e Bataillon colonial


En 1802, avaient été constitués 4 bataillons destinés à rassembler les déserteurs, insoumis, réfractaires et mutilés volontaires, et à assurer leur transport dans les colonies par escouades de 30 hommes embarqués sur des frégates de la flotte impériale. Ces unités préfiguraient en quelque sorte les bataillons disciplinaires. Le dépôt du 3e bataillon se trouvait à l'île de Ré.

Uniforme des bataillons coloniaux (7)


Où et comment est-il décédé ?


L'ouvrage d'Olivier Troude, Batailles navales de la France, apporte quelques précisions sur les circonstances du combat naval au cours duquel Joseph HECHEMAN a trouvé la mort (8). On peut le résumer de la façon suivante. Au début de l'année 1808, la Sirène est commandée par le capitaine de frégate Guy-Victor Duperré ; elle va ravitailler la Martinique avec la frégate l'Italienne. À leur retour le 22 mars 1808, les frégates rencontrent au large de l'île de Groix un convoi britannique formée des vaisseaux HMS Impetueux et HMS Saturn assistés des frégates HMS Aigle et HMS Narcissus. Moins rapide que l'Italienne qui se réfugie rapidement dans le port de Lorient, la Sirène tente d'échapper à ses poursuivants lorsque le vent tombe brutalement à l'approche de la terre. Laissant aller, la Sirène va chercher refuge sous les batteries côtières de Groix. À 20 heures 30, l'Aigle ouvre le feu, bientôt suivie, sur l'autre bord, par l'Impetueux. La canonnade dure une heure et quart, puis les navires anglais se retirent. Craignant un retour en force de ses adversaires, Duperré décide d'échouer sa frégate sous le fort Surville, à la pointe des Chats. Les britanniques ne font cependant pas d'autre tentative contre la Sirène qui peut être renflouée le 26 et rejoindre Lorient.

Une recherche dans les registres de l'île de Groix a permis de découvrir l'acte de décès de Joseph HECHEMAN.

L'an mil huit cent huit, le vingt quatre mars, pardevant nous maire officier de l'état-civil de la commune de Groix, département du Morbihan, sont comparus Guerain et Cadoret voisins, lesquels nous ont déclaré que le sieur Echeman (Joseph) âgé de …… lieutenant au troisième bataillon colonial, fils de …… et de ……. a été tué d'un boulet à bord de la frégate le Sirène le vingt deux du mois de mars huit heures et demie du soir ; et nous avons signé le présent acte, les déclarants ne sachant le faire, de ce interpelle, après que lecture leur a été faite.


En conclusion


En dépit du peu d'information permettant de retracer avec précision le parcours militaire de Joseph HECHEMAN, on découvre le destin hors du commun de ce Chavannais anonyme que tout prédestinait à épouser une fille de son village et reprendre la modeste exploitation familiale.

Parti au service du roi pendant le règne de Louis XVI, il a d'abord servi sur les navires de la flotte royale de l'océan Indien, et a participé à la défense des Mascareignes (1) et des fameux comptoirs de l'Inde. Epargné par le siège et la chute de Pondichéry, il a ensuite connu les combats de la grande Armée en Hollande, en Italie, au Portugal ou il a gagné ses galons de sous-officier, lui qui ne savait guère que signer son nom vingt ans plus tôt.



Les cinq dernières années de sa carrière au service de l'Empereur lui auront permis de naviguer sur l'Atlantique vers l'Islande, les Açores, les Antilles et Haïti.

Un boulet anglais mettra fin à cette aventure un soir de printemps à quelques encablures de Lorient ; il terminera son périple sur les mers du globe avec le grade de lieutenant (9) ; il repose dans le petit cimetière de l'île de Groix.

NOTES et RÉFÉRENCES

1 Les Mascareignes : archipel de l'océan indien dont les principales îles sont La Réunion, Maurice et Rodrigues.
4 H. Boisselier, Cipahis de l'Inde et régiment de Pondichéry sous Louis XVI, Le passepoil, 1946, 26(2), p. 41
5 ANOM, Régiment de Pondichéry : contrôle des bas-officiers et soldats (1780-1807), D2 C 185 ; contrôle nominatif des officiers, sous-officiers et soldats (1773/1802), D2 C 337.
6 SHD Vincennes, Salle des inventaires, Fichier Folliet.
8 O. Troude, Les batailles navales de la France, Vol. 3, Paris (1867) p. 502.
9 SHD, Usuels, État militaire de France puis de la République française puis de l’Empire français (1758-1805).

Cet article est publié par LISA sous la seule responsabilité de son auteur.
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